Intérêt mutuel et intérêt général

Dans la littérature économique, principalement chez les auteurs qui s’inscrivent dans une approche contractuelle de la firme, on considère que chaque organisation a une catégorie d’acteurs propriétaire (ou dominante) et une catégorie bénéficiaire de l’activité. La catégorie propriétaire est celle qui détient le pouvoir de décision ultime. Par exemple, dans une société anonyme, ce sont les actionnaires qui disposent de ce pouvoir à travers l’assemblée générale. La catégorie bénéficiaire, quant à elle, est celle à qui échoit le « surplus résiduel », c’est-à-dire le bénéfice net après paiement de toutes les charges.

Dans une entreprise « capitaliste », ce surplus résiduel correspond au dividende payé aux actionnaires. Il est donc explicite, dans la mesure où on peut lui attribuer une valeur et le transférer à une catégorie d’acteurs précise que sont les actionnaires. Il se peut aussi que le surplus résiduel soit redistribué de façon implicite. Par exemple, quel que soit le type d’organisation, les managers sont parfois tentés de s’octroyer des salaires supérieurs à la moyenne ou des avantages en nature de manière à éviter une redistribution explicite du surplus. La redistribution implicite n’est pas nécessairement un détournement caché. Par exemple, dans une coopérative de consommateurs, le fait que les produits achetés collectivement soient revendus aux membres à un prix inférieur à celui du marché, constitue une forme de redistribution implicite du surplus potentiel (ce dernier étant équivalent au bénéfice qui aurait été réalisé si les mêmes produits avaient été vendus au prix du marché).

On parle d’intérêt mutuel lorsque la catégorie propriétaire coïncide avec la catégorie bénéficiaire. C’est le cas dans les entreprises « capitalistes » ainsi que dans la plupart des coopératives. En effet, ceux qui commandent l’organisation sont également ceux qui en perçoivent le bénéfice (dividende pour les actionnaires et, par exemple, prix supérieurs à ceux du marché pour les producteurs d’une coopérative agricole). Certaines associations sont également d’intérêt mutuel : par exemple, des personnes créent un club de sport, un comité de quartier ou une association professionnelle afin d’en bénéficier pour eux-mêmes.

A l’inverse, une organisation est dite d’intérêt général lorsque son action est clairement orientée vers des catégories différentes de celles qui contrôlent l’organisation. Par exemple, les personnes qui bénéficient de l’action d’une ONG de développement ou d’une association d’aide aux sans-abris sont normalement distinctes des personnes qui contrôlent ces organisations. C’est ce qu’on appelle le « critère d’extraversion » : l’intérêt est général lorsque la portée de l’initiative dépasse le cadre de ses membres.

Toutefois, dans de nombreux cas, il est difficile de distinguer clairement intérêt mutuel et intérêt général. C’est par exemple le cas lorsque :

– il est difficile de définir exactement qui est bénéficiaire du « surplus résiduel ». Parfois, plusieurs parties prenantes peuvent revendiquer ce titre et il n’est pas toujours aisé de faire un arbitrage entre celles-ci. Par exemple, une coopérative de producteurs peut chercher à la fois à procurer un meilleur prix aux producteurs, mais également à fournir un emploi de qualité à des personnes peu qualifiées.

  • le critère d’extraversion est difficile à évaluer dans la mesure où les limites de l’organisation sont floues. Pour reprendre l’exemple de la coopérative de producteurs, celle-ci peut agir simultanément au profit des producteurs officiels (intérêt mutuel), mais aussi au profit de leurs familles et de l’ensemble de la communauté locale (intérêt général).
  • les mécanismes de redistribution implicite sont complexes. Prenons par exemple le cas d’une petite société anonyme de commerce équitable dont les actionnaires ne revendiqueraient qu’un profit raisonnable et accepteraient de redistribuer partiellement la valeur aux producteurs marginalisés d’un pays du Sud, à travers le paiement d’un prix supérieur au prix du marché. Cette société st-elle plutôt d’intérêt mutuel ou d’intérêt général ?

En conclusion, si la distinction entre intérêt mutuel et intérêt général est utile d’un point de vue analytique et permet de différencier certaines catégories d’organisations, elle doit être appréhendée avec prudence, au cas par cas, sans être déduite automatiquement à partir du seul statut juridique.

Références :

  • Gui, B. (1991), “The Economic Rationale for the ‘Third Sector’: Nonprofit and Other Noncapitalist Organizations”, Annals of Public and Cooperative Economics, 62:4, pp. 551-572
  • Thiry, B. & Monnier, L. (1997), Mutations structurelles et intérêt général. Vers quels nouveaux paradigmes pour l’économie publique sociale et coopérative ?, De Boeck Université, Bruxelles
2018-04-04T14:08:20+00:00 décembre 20th, 2017|